Je passe à la télé donc je suis

Encore un siècle de journalisme, et tous les mots pueront… (Friedrich Nieztsche)

En 1882, ce philosophe allemand entrevoyait déjà l’une des catastrophes qui allait s’abattre sur notre civilisation, “mince pellicule au-dessus d’un chaos brûlant”, un siècle plus tard. Je souhaite dans cet article me tourner vers une question omniprésente depuis le début du XXe siècle en particulier: l’oeuvre d’art est elle forcément une création subjective ou bien se détache-t-telle de son géniteur pour devenir autonome? Ou pour poser la question de manière plus provocatrice et pour rejoindre la citation de l’amis Fred: peut-on considérer les productions que nous livrent les médias comme de l’art où bien doit-on les considérer comme des marchandises auxquelles on accole une marque, à savoir le nom du soi-disant artiste, l’art, c’est à dire les mots, disparaissant complètement derrière le voile que forme le visage maquillé jusqu’à l’excès de l’interprête? Evidemment ma position est très claire là dessus: pour reprendre les termes de Théodore Adorno, les chansons se ressemblent toutes si parfaitement qu’on ne peut finalement plus rendre raison d’une préférence qu’en invoquant une circonstance biographique personnelle ou en rappelant le contexte dans lequel on a entendu cette marchandise musicale standardisée. Bref, après que sous Roland Barthes l’auteur ait perdu toutes ses caractéristiques fécondes (à l’instar du “Dieu est mort” de Nietzsche”, nous étions passé à la mort de l’auteur, qui, comme Dieu, pouvait être considéré comme un affabulateur qui endort le peuple), notre société de consommation l’a finalement posé en héros des temps modernes. Il y a, selon moi, deux raisons paradoxales à cela: nous sommes d’une part dans une époque de valorisation excessive de la subjectivité, qui exprime une volonté de montrer ses talents propres, et d’autre part dans un moment de perte des valeurs et idéaux traditionnels, et nous sommes donc à la recherche de nouveaux héros, de nouveaux mythes auquel la masse peut s’identifier. Bref, nous voulons montrer que nous sommes unique tout en ayant le besoin profond de s’identifier à la masse (à ce sujet, j’ai vu une publicité de la marque de prêt à porter Hast, dont le slogan révélateur de ce phénomène était “faites comme tout le monde, soyez vous même”). C’est ainsi que toute (!) expression subjective devient un objet marqueté pour la masse. Résultat: les deux mouvements s’annulent au seul profit des faiseurs de star, chaines TV, radio, promoteurs etc. Le grand perdant est la personne lambda comme vous et moi qui perd, à force de se laisser endormir, ses capacités cognitives. Dans cet esprit nous allons dans un premier temps parler des prix et awards qui envahissent notre quotidien.

Ce que l’on remarque dans la vidéo ci-dessus, c’est à dire la bande annonce des NRJ Music Awards 2014, c’est la mise en image non pas de la musique, qui n’est pas la star de la soirée, mais des soi-disant héros des temps modernes. Leurs têtes, leurs noms – la musique passe au second plan. Bref, on récompense non pas une composition, une création mais l’artisan et ce, pour rassurer les téléspectateurs qui s’identifient à ces modèles pour deux raisons. Le consommateur, qui pense avoir choisi personnellement et en toute liberté son artiste qu’il a décidé de suivre et de chérir – car en fait ce sont les médias qui proposent des produits, le consommateur n’est qu’un réceptacle – est désormais conforté dans son choix, dans la mesure où cet artiste est récompensé par ses “pairs” (d’autres produits) et par la masse. Le consommateur a donc l’impression que lui même, sa propre subjectivité, passe à la télévision et reçoit un prix. Par ailleurs, le produit étant identifier comme une personne n’ayant pas au départ des attributs extraordinaire, le consommateur se voit alors rêver de gloire et de succès. Assurément, tout le monde peut désormais être un chanteur/une chanteuse, dans la mesure où ce n’est plus le génie qui compte mais le seul talent, dans le sens technique du terme (et surtout, soyons honnête, le “look”). Deux mois plus tard le même consommateur oubliera cet artiste et son choix se portera sur la nouvelle sensation du moment. Attention: ce procédé méthodique se retrouve dans tous les domaines, chaque catégorie artistique comme par exemple la littérature (le nobel) ou le cinéma (les oscars) classe les artistes de manière tout à fait arbitraire selon les exigences à la mode. Mode, le mot est lancé. Les médias et leur système de signe est le paroxysme de ce phénomène du XXe siècle (conceptualisé par Georg Simmel). Les critères de sélection ne sont donc plus la différentielle nouveauté et l’expansion métaphysique qui se matérialisent dans la mise en oeuvre d’une forme de rituel, l’art prenant alors une dimension spirituelle. Au contraire, la forme d’art à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, a perdu son aura et demeure tout à fait mercantile. Plutôt que de valoriser l’avant-gardisme de certaines œuvres, on préfère se contenter d’une apparente beauté de l’artisan. On parle plus volontiers de “style” et de “personnalité” que de “grâce” et de “sublime” et on se retrouve alors face à une “littérature sans estomac” pour reprendre les termes de Pierre Jourde, c’est à dire une littérature où l’auteur reçoit des prix prestigieux et des dithyrambes en carton-pâte alors que le verbe – souvent pauvre – reste inexploré par un jury qui n’a que des étoiles dans les yeux, obnubilé par le packaging plutôt que par le contenu. Ce qui est alors étonnant, c’est que dans cette société où le sujet est hautement valorisé par les acteurs de cette déferlante médiatique, tout est chose – sans âme. Ce qui est étonnant, c’est que dans cette supposée puissance que le subjectif impose au monde, la volonté s’étiole progressivement.

Passons aux exemples. Il serait désormais facile de tirer sur l’ambulance – David Guetta, Black M et tous les autres produits de masse dont la pauvreté de la création n’est plus à prouver (Sur ma route, oui / Il y a eu du move, oui /De l’aventure dans l’movie)  – et je vais donc plutôt me concentrer sur des œuvres en apparences plus complexes. L’on pourrait croire que les médias font alors preuve d’une ouverture d’esprit et d’une clairvoyance, car ils nous proposent ce qu’ils décrivent comme “un phénomène génial”, “un génie brillant” etc. Que nenni. On nous vend ces artistes dans des termes particulièrement élogieux pour faire croire au consommateur qu’il participe à une aventure unique et universelle et surtout intellectuellement prospère. En France, nous avons (entre autre) deux artistes qui répondent à ces critères: Stromae le magnifique et l’incroyable Christine and the Queens. Deux illusionnistes qui défrayent la chronique et qui enchantent le gratin du divertissement bien-pensant. On compare l’un à Jacques Brel et l’autre à Daniel Darc avec une étonnante facilité de langage qui cache finalement la pauvreté de la matière. Alors attention, nous pourrions dire que Stromae a eu, au début, son Stupeur et Tremblements, c’est à dire que ses premières interprétations pouvaient en effet paraître intéressantes, musicalement et textuellement parlant. Minimaliste, certes, mais réfléchi, mais peut être paradoxalement trop. Il est arrivé dans une spirale où il a cru devoir faire des superproductions où chaque détail est examiné à la loupe: la tenue, l’image, la chorégraphie, bref, le visuel, au détriment total de la musique. Il sera difficile de critiquer les textes, somme toute assez travaillés à part des passages d’un ennui profond (alors on danse). C’est la musique, les arrangements, trop répétitifs, “tous les mêmes, il y en a marre”. Il manque cette différentielle nouveauté au sein d’un même morceau, qui reste alors cloisonné dans une écoute éphémère car trop superficielle, trop ancrée dans l’immédiat. Certains diront que la musique n’est qu’un support pour mettre le texte en valeur et qu’il s’agit alors d’une musique à texte, mais tout de même, mesdames, messieurs, nous sommes bien loin d’un Gainsbourg, d’une Barbara ou, aujourd’hui, d’un Oxmo Puccino. Christine and the Queens arrive à la suite logique de “l’étonnant” Stromae. Tout comme lui, elle est “décalée”, c’est bien l’adjectif qui a été le plus répété au cours de ses interviews. Elle s’est notamment fait connaître grâce à ses vidéos, où elle propose des chorégraphies… “décalées”, vous l’aurez compris. N’a-t-on pas l’impression qu’elle navigue sur les tendances actuelles, proposant elle aussi une musique minimaliste, avec un “look” peu commun. Mais bon sang… On retrouve toujours les mêmes ingrédients depuis Madonna, dont Christine and the Queens n’est finalement qu’une pâle copie en papier mâché, à essayer de proposer une création en apparence complexe et profonde. Mais souvenons nous, que “celui qui se sait profond s’efforce à la clarté : qui veut paraître profond aux yeux de la foule s’efforce à l’obscurité. Car la foule tient pour profond tout ce dont elle ne peut voir le fond : elle a si peur de se noyer !” (Nietzsche quand tu nous tiens). Entre les œuvres légèrement profonde, et celles profondément légères, il existe un point commun relativement facile à déceler: elles sont faites pour le divertissement. Alors, tous les artistes que les médias proposent depuis un demi siècle sont “différents” alors qu’ils ne pourraient pas plus de ressembler. A ce compte, le groupe Cannibal Corpse est également décalé et différent et mériterait une attention toute particulière des médias. Non, on nous propose toujours la même recette, car ça touche le plus grand nombre, car les Drucker et Patrick Sebastien tombent dans le panneau. Probablement parce que les ondes télévisées coulent dans leur sang. Mais ce qui est terrible dans tout cela, c’est que croyant être après avoir cru devenir, tous ces artistes n’ont jamais été qu’un épiphénomène.

Nous pouvons donc retenir, que le traitement médiatique qui est fait de ces deux personnages est bien trop poussé. Par ailleurs, leur musique respective reste dans le domaine de l’artisanat. Attention, d’aucune manière je dis que leurs créations sont meilleures ou pires que des créations artistiques, mais dans tous les cas elles n’appartiennent pas au même domaine. L’artisan accomplit une oeuvre plus aboutie, dans le sens où il lisse chaque angle, il élimine les imperfections et en ce sens cela peut paraître esthétique car on peut y trouver un certain bonheur. Le problème étant que l’artisan détermine la matière industriellement tandis que l’artiste lui est désintéressé. Tandis que l’artisan cherche à satisfaire son public en créant un objet surproduit, l’artiste demeure à chaque instant inconsistant et il n’est jamais satisfait de sa création. Retenons ainsi, que ce qui diffère entre l’artiste de l’artisan est la reproductibilité technique pour reprendre les termes de Walter Benjamin: quand l’idée précède et règle l’exécution, c’est l’industrie. A l’inverse, quand la règle suit l’exécution, que celle-ci est alors de l’ordre du sensible, nous sommes dans l’art (1). Se pose alors la question quelle attitude adoptée vis-à-vis de ce phénomène d’industrialisation de l’art? Le refus systématique des créations n’est probablement pas la solution, mais la critique demeure un vecteur essentiel pour la prise de conscience de notre aliénation. L’attentisme a toujours été puni. Au contraire, il faut prendre position. Pour prendre position il faut écouter, les productions mais aussi les avis divers, les arguments pour et contre. Enfin, il faut soit même être créatif afin de mettre en pratique la théorie et pour proposer ce que l’on croit être une possible alternative. Et au moment de la réussite, nous devons nous demander si nous n’étions pas mieux lorsque nous n’avions pas toutes ces contraintes liées à la représentation – ou dans tous les cas se souvenir d’où venait notre envie première de créer, un lieu particulièrement humain et humaniste et non un désire pécuniaire.

In fine, ce qui reste, c’est l’angoisse permanente que l’on ressent face à ce vide, le “je n’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans” baudelairien. Mais nous avons atteint une étape supérieure. Alors que jadis l’on pouvait se réfugier dans le spleen afin de découvrir un autre monde, un monde de rêve, les médias interdisent l’accès à ce refuge et proposent en compensation des rêves sur mesure, préfabriqués, auquel chacun doit se soumettre. Cette soumission est indirecte, inconsciente. Finalement, il n’y a pas grand chose qui a changé depuis les grandes dictatures: avant on faisait la queue pour acheter son pain, aujourd’hui nous faisons la queue pour acheter nos places de concert et pour recevoir un autographe de notre star préférée. La seule consolation pourrait être, pour citer Nietzsche et pour refaire le lien avec le début de cet article, “qu’il faut avoir à l’égard des masses le même cynisme que la nature : elles conservent l’espèce”. Mais pour conclure, outre l’angoisse du vide qui guette, c’est également l’angoisse de la bêtise humaine et la peur profonde d’un jour tomber en Idiocratie. C’est donc sans surprise que cet article se clôture avec la bande annonce de ce nanar d’anticipation, que je conseille à tout le monde.

(1) ces quelques idées, auxquelles j’adhères et dont j’ai repris certains termes, se retrouvent, outre chez les philosophes/sociologues évoqués, chez Alain, Système des Beaux-Arts. 

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