Jadis l’esprit se manifestait en toute chose. A présent nous ne voyons plus qu’une répétition sans vie que nous ne comprenons pas (Novalis)
Le monde moderne puis post-moderne est un monde où tout va plus vite et une « révolution » en chasse une autre. Le temps est perçu d’une manière différente. On peut de prime abord, dans une logique de progrès technologique, parler d’une période évolutive. En musique, c’est l’improvisation, surtout présente dans le milieu du jazz, qui prend cette place, proposant un renouvellement supposé instantané et spontané. Or, on peut comprendre cette manière de s’approprier la musique comme une dissociation du temps, c’est-à-dire que le temps n’a plus d’emprise, il disparaît comme repère et cela a pour résultat que la musique qui est jouée se situe en dehors de tout contexte et de toute histoire. Sa seule référence demeure l’immédiat, qui est incapable de saisir l’ensemble des ondes multicolores qui se propagent, bref, à saisir le sens, dans la mesure où la musique improvisée refuse la confrontation dialectique avec le déroulement musical, qui est l’essence même de la grande musique depuis Bach. Mais par ailleurs, cette dissociation du temps peut également être comprise d’une manière quelque peu différente : l’improvisation ne serait non plus une manière de se situer hors du temps, mais serait en fait le marqueur d’une société figée dans son temps. Car l’improvisation est un leurre. Il s’agirait en fait de souvenirs qui sont mis bout à bout et non pas un matériau musical qui se développe par une sorte de force motrice. La composition ne se concrétise pas par une évolution, un progrès du matériau musical, mais par des « brèches » spatio-temporelles que le musicien sillonne. En somme, la plupart des improvisations sont en fait des schémas qui ont déjà été joués par le passé, elles sont normées et répondent à des formules toutes faites, machinales. C’est alors que la relation au temps change : dans les premières séquences le motif, ou bien le schéma narratif est annoncé, pour qu’il puisse être détruit au fur et à mesure du scénario. Sous la bienveillance du public, le motif principal est maltraité. Ce que propose l’improvisation, c’est la mélodie même du monde dans lequel elle est jouée, et il s’agit moins d’une découverte de l’instant que des expériences accumulées d’un monde qui s’autodétruit – le divertissement organisé se transforme en cruauté organisée. Le monde post-moderne se complaît dans la destruction. Le public, avare de brutalité, retrouve donc dans l’improvisation la mise en œuvre de ce même monde, qui incite par la suite ce même comportement. La modernisation selon des principes fonctionnels résulte dans l’automutilation. Cela répond à une volonté du système de garder la population dans un état latent entre recherche ataraxique et violence. C’est la raison pour laquelle les improvisations sont toujours des gestes de subordination souple à ce que l’appareil exige. En effet, l’improvisation, loin d’offrir une liberté d’expérimentation, participe au contraire à la mise en œuvre et à la consolidation d’un système auquel on ne peut plus échapper. La dissociation double du temps – on est à la fois hors de tout contexte et en même temps figé dans le contexte de l’immédiat – enferme ainsi les individus et on peut considérer l’improvisation comme un phénomène extrême de la pseudo-individualisation : on se croit libre, on se croit unique, et pourtant tout n’est que reproduction machinale de données sociétales préalablement établies par une autorité médiatique.
Finalement, ce semblant de renouvellement constant, que le consommateur réclame, certes, mais auquel il doit tout de même s’habituer, s’accompagne d’une psychose de la société, une sorte de schizophrénie, qui a pour résultat l’aliénation complète des êtres humains au système. Cette psychose se retrouve dans le langage dénué de sens de la nouvelle musique. Muet, le Moi ne peut être sauvé. Pire encore : il est au courant de sa condition. La schizophrénie prend alors tout son sens : l’individu, face aux sensations qu’il perçoit à travers le medium de la publicité et des médias populaires comme la musique, le cinéma ou la photographie, savoure son annihilation. La schizophrénie intervient alors comme un système cérémonial et invulnérable, un rituel nouveau que l’industrie culturelle impose et qui plonge les êtres humains dans une catatonie totale. L’individu se retrouve alors face à la menace permanente de la castration. Cette image, très violente symbolise l’impossible fécondation du monde et résume finalement toutes les explications qui argumentent dans le sens d’une déchéance de cette société dépourvue de tout art et donc, de toute vie. Dans cette société, l’indifférence face au monde réel résulte de la perte des affects et de l’indifférence des êtres humains face à leurs concitoyens, et cette indifférence est célébrée de manière esthétique comme le sens de la vie. Chez certains schizophrènes la désintégration du Moi et donc du sens de la vie résulte dans une répétition sans fin de gestes et de paroles. On remarque le même phénomène chez les personnes qui ont subi un choc. C’est pour ces raisons que la musique populaire, qui essaye de choquer par sa vulgarité, est contrainte de se répéter.