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Je chante pour le peuple. Le “tube” et la musique dite populaire

Pourquoi appelle-t-on une chanson à succès un “tube” ? Sans doute parce qu’il est creux. (André Birabeau)

La problématique du “tube” est bien évidemment dans l’ère du temps, mais répond en fait à des questionnements plus anciens, qui remontent au Moyen-Âge et plus précisément à l’époque de Gottfried von Strasburg (l’un des auteurs de Tristan et Iseut) et Wolfram von Eschenbach (l’auteur de Perceval) qui tous deux se sont insurgés contre les troubadours, argumentants que ces derniers ne véhiculaient pas un art noble. A la fin du XVIIIe siècle la controverse entre Schiller et le poète Bürger marque en quelque sorte le renouveau de la différence que l’on fera par la suite entre un “art mineur” et un “art majeur” (1). En effet, en 1790 l’auteur des Brigands explique au sujet de son confrère que celui-ci se situe simplement dans un démarche populaire et qu’il prêche ainsi à tort le peuple en se réclamant à tout moment des sensations, ou pour le dire avec des termes kantiens, du goût. Schiller explique alors que sa démarche néglige l’essence même de l’art au sens classique du terme, à savoir qu’elle ne permet pas d’élever le public. Cette réflexion sera à l’origine de ses Lettres sur l’Education Esthétique, qui aujourd’hui encore, n’ont pas perdu de leur actualité comme souhaite le montrer – rapidement – cet article.

Lorsque nous parlons de musique populaire, on se place dans la sphère du divertissement. Dans les pays industrialisés, cette sphère se définit par sa standardisation et son prototype est le « tube ». La différence principale entre un tube et une musique dite sérieuse est la suivante : dans un tube, la mélodie et le texte se tiennent à un schéma strict, custom built, tandis que les musiques sérieuses offraient (l’imparfait est ici de rigeur, puisqu’on peut se demander si la musique dite sérieuse existe toujours, où si son concept n’est pas tout simplement dépassé) la possibilité d’autonomie et de liberté de composition. La musique légère, qui coexistait avec la musique sérieuse afin d’offrir à la fois divertissement et réflexion, s’est désormais totalement émancipée et pour citer Theodor Adorno, « après la flûte enchantée, il n’a plus jamais été possible de contraindre musique sérieuse et légère à coexister ». La musique populaire ne propose pas une nouveauté mais, même dans son apparente complexité, une formule qui se répète à l’infinie. Ce n’est pas une idée nouvelle : on peut notamment évoquer les formes du menuet au XVIIe siècle, qui se ressemblaient les unes et les autres comme aujourd’hui les chansons que l’on nomme tubes. Cette référence historique nous conforte alors dans notre analyse que ce ne sont pas les hommes d’affaires peu scrupuleux (des barbares, comme les appelle Schiller) qui ont introduit ce nouveau rapport à la musique afin d’en tirer profit, mais la musique populaire en elle-même qui est ainsi construite. On entre ainsi dans un cycle sans fin; une reproduction de la règle : plus l’industrie culturelle éradique les différences et détruit le développement possibles d’un média, plus on s’approche d’un état statique qui engendre un nouveau cycle de reproduction. La redondance infinie ne réside alors pas dans une organisation du matériel qui porterait à travers une langue articulée un imaginaire poétique, en quelque sorte cette « magie » intrinsèque à l’art, mais uniquement dans des astuces, des formules et des clichés. La musique populaire ne peut pas faire autrement, car la musique sérieuse, depuis Brahms, a déjà tout engendré, ce que la musique légère postule – elle se trouve donc, presque malgré elle, si l’on omet tout acteur cupide, enfermée dans une route sans issue. Cette standardisation engendre alors une autorité sur la masse d’auditeurs et conditionne leur réflexe. On s’attend à ce qu’ils exigent seulement ce à quoi ils sont habitués et qu’ils plongent dans une colère profonde lorsqu’on déçoit leurs attentes de consommateur, de client. L’industrie engendre en quelque sorte ses propres acteurs, qui par la suite seront amenés à participer à cette production de la culture. Ainsi, toujours d’après Adorono « le nouveau fétiche est l’appareil […] qui fonctionne sans interruption, un appareil dans lequel les plus infimes rouages sont si exactement ajustés les uns aux autres, qu’il ne reste pas la moindre brèche ouverte ». Ce qui est finalement nouveau dans cette phase de culture de masse comparé au libéralisme avancé, c’est l’exclusion de toute nouveauté : on se trouve en effet à une époque où l’on préfère proposer une suite à une œuvre qui dans le passé à fait un succès, plutôt que de proposer une forme nouvelle d’art et de culture.

Theodor Adorno a donc en quelque sorte théorisé la société du spectacle et du divertissement. Il perçoit assurément la naissance très précoce de cette société, son développement, le succès et les effets, où radio, télévision et photographie dominent. La musique populaire y tient une place de choix, sa fonction est celle d’une musique d’ascenseur, qui a pour simple but de retentir l’attention en arrière-plan, sans pour autant avoir un sens propre. Cette forme de divertissement est définie par Adorno comme un art mineur, et bien plus encore, comme une forme de répression : que le divertissement soit un outil de sociabilité et de toute évidence légitime est une idéologie. Il s’agit au contraire d’une forme de vulgarité qui se matérialise à travers la beauté publicitaire. Cette vulgarité est le résultat d’une politique socio-économique portée par une société qui se définit par les hautes sphères et qui dénigre tout effort humaniste – proche de l’être humain. En effet, l’industrie culturelle peut se vanter d’avoir résolument conduit le domaine de l’art dans une logique de consommation, de l’avoir érigé comme principe absolu dont le spectaculaire est l’instrument le plus fidèle. Industrie culturelle et le commerce du divertissement sont donc interdépendants. Ce n’est que par l’amusement que l’on peut attirer le consommateur ; ce n’est que par l’amusement que l’on peut contraindre le consommateur à cesser de réfléchir, sans même qu’il puisse s’en apercevoir. Le fun devient alors une obligation et le rire n’est finalement plus que l’artifice du bonheur. Mais il n’est pas réel, il n’est que simulation ou comme l’exprime Guy Debord, « le spectacle en général, comme inversion  concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant […] dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Dans cette fausse société, le rire a submergé le bonheur comme une maladie. On comprend ainsi que la fusion entre culture et divertissement doit se comprendre non seulement comme une forme de dépravation de la culture, mais également et surtout comme une spiritualisation de l’amusement. Ainsi, bien différente de l’œuvre d’art, qui prône l’ascèse et qui est sans gêne, l’industrie culturelle est pornographique et prude. Les valeurs sont inversées et la société de divertissement plonge le consommateur dans une vulgarité profonde, symbole de son inutilité. Son but est autre : il s’agit d’un instrument d’unification. La fabrication de la visibilité, pour reprendre les termes de Gudrun M. König dans un article du même titre, est l’atout ultime dans cette course à l’uniformisation.

(1) Désormais, sous l’influence du Ministre de la Culture André Malraux, ces deux termes s’opposeront… Est-ce judicieux ou non !? Près de cinquante ans après, la question reste d’actualité.

Les Beatles: une mode intemporelle (histoire d’un archaïsme moderne)

Le christianisme disparaîtra. Il s’évaporera, rétrécira. Je n’ai pas à discuter là-dessus. J’ai raison, il sera prouvé que j’ai raison. Nous sommes plus populaires que Jésus désormais. Je ne sais pas ce qui disparaîtra en premier, le rock’n’roll ou la chrétienté (John Lennon)

Je voulais rapidement revenir sur un article dont j’ai lu une traduction dans le Courrier International, qui avait pour sujet les Beatles (1). Cet article, extrêmement bien écrit et terriblement dense met en évidence un problème que rencontre notre société depuis un certain temps: le caractère fétiche de la musique (2) dont je souhaite ici analyser, augmenter et critiquer la théorie.

L’article rappelle la montée fulgurante des Beatles et leur impact sur la société. Le journaliste, Marc Edmundson, alors âgé de 11 ans se définit plutôt comme un “jeune homme […] qui ressemblait à un cadre moyen d’IBM, ou de la NASA en modèle réduit”, bref, dans ce contexte, un conservateur issu de la bourgeoisie ploutocratique, en somme, conformiste. Lorsqu’en février 1964 les Beatles acquièrent de la notoriété, tout va changer pour Marc. Il fait face à une frénésie qu’il répudie car elle ne correspond pas à son mode de vie. On peut tirer deux conclusions de ce constat:

A. Les Beatles sont au début d’un art synonyme de marchandise

Il s’agit d’une évolution que le musicologue Théodor Adorno pointe du doigt dès les débuts du Jazz, qui pour lui sont à mettre en relation avec la musique radiophonique et donc de culture de masse (3). Il s’agirait d’une époque de dégénérescence. L’article de Marc Edmundson met d’ailleurs bien l’accent sur cette impression. Les Beatles avaient pour public des jeunes, principalement des filles, totalement épris de cette musique nouvelle, où la joie que procurent l’instant et le jeu des couleurs devient un prétexte pour les auditeurs de penser le tout, et il devient donc un consommateur docile. Pis encore, selon Adorno, “tout art “léger” est devenu illusion et mensonge […] La liquidation de l’individu est la véritable signature de la nouvelle situation musicale.” Car en effet, les Beatles ont monopolisé les esprits pendant bien longtemps, ne laissant en apparence aucune liberté à l’auditeur, comme halluciné par la musique qui sort de partout, de la radio, des écrans cinématographiques et télévisuels. En ce sens, on peut réellement conclure que “Le principe des stars est devenu totalitaire”, une impossible émancipation de la marchandise.

B. Les Beatles sont au début d’un art synonyme de liberté

Et ce pour deux raisons. Tout d’abord, les Beatles marquent le début d’une révolution sociétale avec l’apparition de mouvements de paix, écologiques, féministes. L’article de Marc Edmundson met bien l’accent là-dessus: “Les Beatles avaient quelque chose de féminin […] Comment avait-ils pu faire un choix aussi crétin? Les filles n’étaient rien”. Il met ainsi en évidence que “du jour au lendemain, la hiérarchie avait changé”. Il s’agit de thèmes aujourd’hui encore très actuels, et il semblerait que les Beatles aient joué un rôle majeur dans cette dynamique, ils ont en quelque sorte été les porte-paroles, les figures iconiques de ces mouvements. En ce sens, je ne suis pas d’accord avec Théodor Adorno, qui écrivait que “la séduction sensuelle effémine et rend incapable de toute attitude héroïque”. Les Beatles sont des héros des temps modernes, d’un point de vu social c’est indéniable. Mais s’agit-il alors simplement d’une prise de position politico-morale ou bien peut-on trouver dans la musique des Beatles les ingrédients qui font, selon des considérations kantiennes et hégéliennes, de l’art? L’article, en tout cas dans sa formulation, semble y être favorable, expliquant “qu’en fait, on ne discernait pas bien si elles étaient joyeuses ou débordées par le chagrin” (4), c’est-à-dire qu’il y a effectivement un sentiment d’unité qui s’exprime, dans le sens où les sensations ne forment plus qu’un seul cosmos. Les Beatles possèdent alors une aura, même si celle-ci est païenne. L’auditeur est dans le détachement, quasi dans l’élévation spirituelle, tout en restant dans le présent, l’actuel: “elles voulaient qu’on leur tienne la main et rien d’autre”.

C. Synthèse

Je veux revenir ici sur la citation que j’ai mis en exergue, car le journaliste revient sur cet aspect dans son article. La citation de John Lennon est problématique: d’une part, le rock permettrait de s’affranchir des traditions et d’un certain conformisme (la religion) mais il peut seulement y arriver si lui-même propose une alternative qui elle aussi ressemble paradoxalement à un système traditionnel (un succédané de religion en somme). Les Beatles sont, à l’instar de la religion, le nouvel “opium du peuple”, et on peut donc parler d’un archaïsme moderne ou bien d’une mode intemporelle car ils reproduisent simplement un schéma ancien en l’actualisant. Il y a d’une part l’insubordination des Beatles face au système; et d’autre part l’insubordination du système face au nouveau système que représentent les Beatles. En ce sens, ce ne sont pas les quatre chevelus et leurs fans qui sont différents, mais le journaliste, adversaire de la musique rock, qui se retrouve finalement dans la posture de subjectivité “bizarre”, comme il écrit lui-même. En conclusion, la liberté n’est pas la musique des Beatles, qu’elle soit considérée comme légère ou profonde, mais l’athéisme et donc l’émancipation de toute forme de bourrage de crâne!

Vous aurez compris, si je parle des Beatles, c’est évidemment pour créer l’analogie avec ce qui se passe aujourd’hui dans l’univers médiatique. J’ai essayé de montrer en prenant appui sur l’article admirablement nuancé de Marc Edmundson, qu’on ne peut pas émettre un jugement absolu et que tout peut-être contrasté, mais que dans tous les cas il faut se méfier des “phénomènes”, de la totalitarisation des masses et donc du caractère autoritaire de l’art et la culture.

(1) https://lareviewofbooks.org/essay/hate-the-beatles

(2) Théorie de Théodor Adorno, qui prend appui sur l’idée marxiste du fétichisme de la marchandise, c’est à dire que les acteurs ne se définissent plus que par leurs échanges d’argent. Les citations sont extraites de l’édition suivante : http://www.editions-allia.com/fr/livre/277/le-caractere-fetiche-dans-la-musique

(3) Voir à ce sujet l’article suivant : http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/Le-Jazz%2C-La-%E2%80%9CMusique-Classique%E2%80%9D-et-Adorno

(4) Ce passage me fait penser à un extrait du roman de Julien Green, Adrienne Mesurat, où l’on peut lire les phrases suivantes: “Elle écoutait. Toute cette joie et cette tristesse qui se succédaient dans les thèmes et s’appelaient l’une l’autre, lui déchiraient le cœur, en même temps qu’elles lui mettaient aux yeux des larmes de plaisir.”

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Le noir n’est pas une couleur

La dilution de la rationalité devient elle-même rationalité (Theodor Adorno, Minima Moralia)

Cet article est dans la continuité du tout premier paru sur ce Blog et fait également écho à une interview publiée sur un webzine spécialisé, où le groupe Ulver, l’un des précurseurs du Black Metal et de la Dark Folk et aujourd’hui monument du rock progressif, expliquait que le Black Metal est mort (1). Ce constat m’avait interpellé au point que j’ai posé la question à Niklas Kvarforth, chanteur et créateur du groupe de DSBM (Depressive Suicidal Black Metal) Shining ce qu’est son opinion à ce sujet, ce à quoi il m’a répondu que non seulement le Black Metal est mort, mais par ailleurs, il n’a jamais existé (2). Cet article doit alors tout simplement donner quelques points de repères pour répondre à cette problématique qui, je suppose, apostrophe les amateurs du genre.

La première chose remarquable dans le Black Metal c’est la volonté de détruire tout concept issu de la société institutionnalisée ce qui se traduit par le postulat du néant. Je m’explique, et il faut tout d’abord rappeler rapidement quelques réflexions philosophiques sur l’art, notamment à l’aube du XIXe siècle, qui concerne plus particulièrement l’idéologie actuelle du Black Metal. Schiller, Kant, Hegel expliquent que l’art est un absolu universel, une transcription parfaite de la nature, une sublimation de la vie, qui amène l’homme à se positionner, dans le moment artistique, comme l’égal du divin. Or, ce moment est suspendu et pour citer Schiller “à l’état esthétique, l’homme est donc un néant” (Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme). Cette idée sera reprise par plusieurs auteurs, on pense notamment à Baudelaire, qui dans les Paradis Artificiels perçoit une catatonie certes ataraxique mais également paralysante lorsqu’on est dans un état second. En Allemagne, c’est surtout un certain Nietzsche qui est dans la continuité de ces réflexions. Parler de Nietzsche n’est pas anodin lorsqu’on évoque le Black Metal, dans la mesure où il est souvent (trop souvent) cité comme une référence littéraire de nombreux groupes du genre, qui s’appuient principalement sur ses théories sur le nihilisme. Sans rentrer dans les détails, le nihilisme est, d’après la définition du TLFO, la “doctrine selon laquelle rien n’existe au sens absolu; négation de toute réalité substantielle, de toute croyance”. Dans un sens, cela contredit les idéalistes autour de Schiller, détruisant par la même l’idée d’un absolu, mais dans un autre cela confirme également l’état de léthargie dans lequel se retrouve le récepteur, le concept de l’art étant réduit à néant, à une simple évocation, un rêve que l’on  ne peut atteindre. De manière très schématique on a alors deux concepts qui sont à la fois antagoniques et complémentaires: le nihilisme et la volonté de puissance, idée qui est au départ de l’ouvrage posthume du même titre de Nietzsche. Le Black Metal postule les deux, il décrit à travers des thèmes divers tels que la mort, le chaos, l’apocalypse, la volonté de détruire le monde en son état par une force supérieure, l’action en elle même, c’est à dire dans notre cas la musique, étant un symbole de puissance en vue d’une destruction massive. Or, en érigeant la volonté de puissance qui est en soi une volonté de néant absolu au statut de concept suprême, le Black Metal n’est plus, où plutôt n’a jamais été et l’on peut en effet rejoindre les paroles d’Ulver et de Shining. Ou plutôt: le Black Metal est dès ses débuts dans les années 1990, une aporie, c’est à dire une contradiction insoluble dans un raisonnement. Il veut atteindre l’absolu en détruisant tout. Cet antagonisme profond entre le refus de l’idéal – convaincu que la prétendu déchéance progressive du monde offre assez de matière pour cultiver un art – et la mise en oeuvre implicite d’un idéal, celui d’un monde autre que celui qui se présente à nous, s’annule pour finalement se résoudre dans un vide abyssale.

On peut ajouter un autre aspect à cette conséquence d’immobilité en s’appuyant sur effet de style employé par de nombreux artistes, celui de la métaphore, qui est l’un des moteurs de l’évolution (!) d’une langue. Or le Black Metal en est souvent dépourvu, car il refuse justement ce monde métaphorisé et donc en quelque sorte idéalisé au profit d’émotions immédiates. La musique et les textes sont connexes, le black métalleux crie le chaos, joue le chaos, la musique est froide, brute, comme le chaos. J’ai toujours trouvé cela fascinant, cette immédiateté des sentiments, mais aujourd’hui je me pose la question si ce n’est pas l’un des critères de la déchéance du genre dans la meure où tout mouvement artistique ne peut être dépourvu soit du virtuel, soit de l’actuel. Les deux doivent coexister pour former un ensemble universel. Or, le refus de la métaphore, c’est le refus de prendre part à un acte créatif plus vaste. Prenons un exemple inverse, celui des Pink Floyd, L’un des thèmes phares du groupe est l’absence. Or, lorsqu’on écoute leur musique, il y a certes une nostalgie d’un ailleurs et d’un autre, mais la composition est tellement riche et profonde, que les métaphores sur l’absence sont bien plus complexes qu’une simple image, il s’agit d’un affrontement constant entre un ici et un là-bas, entre l’immédiat et le médiat. Cette confrontation constante entre le thème premier et de sa mise en oeuvre procure aux sons une ambiance d’étonnant apaisement dans la douleur, là ou le Black Metal n’est que douleur en soi, postulant irrémédiablement l’impossible résolution de l’agonie première. En ne dépassant jamais ce stade premier, le Black Metal a très vite été limité et l’évolution évoquée au départ devient caduque.

En faisant l’apologie de la destruction le Black Metal s’oppose donc farouchement aux règles, aux lois en vigeur, à l’état d’esprit général de notre époque. Le deuxième point qu’il faut alors évoquer ici, c’est la confrontation entre la société libérale, la société de consommation, et un Black Metal qui, comme nous l’avons vu, souhaite en découdre avec l’ordre dominant par sa destruction violente. On peut partir du constat que le Black Metal se veut alternatif, peut être même supérieur à la culture que l’on pourrait designer comme institutionnelle. C’est justement la volonté de puissance. Or, le Black Metal n’est pas alternatif, faute au libéralisme avancé, qui exclue toute nouveauté et ne créer qu’une culture de masse, ce dont je faisais référence dans le tout premier article. Nous faisons face à une chosification du monde qui s’étend jusqu’aux espaces culturels hors normes, chaotiques. C’est le sens de la citation de Theodor Adorno qui se trouve en exergue de cet article. Ce processus réflexif qui a pour but de sortir de la norme est déjà une rationalité normative et la glorification d’une culture alternative n’est que la résultante du système qui les crée. Nous arrivons alors dans un continuum sans fin avec une interdépendance entre institution et alternative dont le résultat est l’absence de tout changement. Le Black Metal est mort, Vive le Black Metal. Tels des rois, un groupe en suit un autre, sans jamais renouveler les codes, se sentant à tout moment supérieur des règles qui l’entourent au quotidien. Nous nous trouvons dans l’ère de la reproductibilité technique de l’art et le Black Metal n’y échappe pas. Il existe alors un danger non négligeable: Celui qui ne participe pas à la société risque en effet de se sentir supérieur aux autres et abuser de sa critique de la société comme idéologie pour son intérêt personnel. Le black métalleux devient alors en somme ce qu’il a voulu combattre: l’être corrompu. En ce sens, le Black Metal n’a jamais existé en tant que tel, comme les précurseurs ont voulu qu’il soit, dans la mesure où il n’est qu’un produit de la société de consommation. Immortal est un boysband comme les BB Brunes et Fadades le Lady Gaga métallique. Certes ils restent chacun dans leur boite sans jamais en sortir, mais répondent aux mêmes codes de marketing vis-à-vis de leur public respectif.

Pour conclure, Ulver et Shining n’avaient peut être pas si tort que ça. A part les groupes précurseurs, Satyricon, Burzum, Mayhem, Darkthrone le Black Metal n’a jamais vraiment existé ou n’a en tout cas pas dépassé le stade de l’idée ou de l’idéologie. La désintégration progressive de la scène Black Metal aujourd’hui, qui est une réalité, résulte de l’incapacité des groupes à sortir d’un moule et de leur volonté de destruction qui n’est pas en accord avec le monde dans lequel ils se trouvent. Il est d’ailleurs remarquable, que se soient les groupes les plus radicaux dans leur démarche qui trouve encore un public fidèle et à leur écoute. Certes ces groupes là n’émergeront surement jamais – le veulent-ils seulement? – mais leur attitude jusqu’au-boutiste est néanmoins à signaler, notamment pour la mise en oeuvre très concrète d’une alternative sociale. N’oublions pas qu’une société ne peut se construire qu’en proposant plusieurs réalité qui s’opposent. Il faut donc finalement nuancer cet article, notamment avec l’émergence de groupes dit de Post-Black Metal, qui allient consensus et extrémisme et qui ne sont plus dans la négation de toute chose, mais qui au contraire sont dans une réflexion bien moins superficielle et facile car bien plus métalinguistique que leurs prédécesseurs, et donc beaucoup plus riche, et la critique envers la société est bien moins monocorde qu’elle a pu sembler au départ. Finalement, le Black Metal, comme tremplin,  a su faire émerger des groupes qui ont pour la plupart au fil du temps changé de style pour s’affirmer comme des chantres prolifiques.

(1) http://www.kogaionon.com/en/kogaionon-interviews/ulver

(2) http://www.scholomance-webzine.com/2014/01/interview-de-niklas-kvarforth-de-shining.html

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